Le déconfinement a commencé. À quoi bon revenir sur ces vieilles histoires ? Et pourtant. Si elles nous invitaient à ne pas oublier ? À la vigilance. À ne pas tolérer certaines décisions, à soutenir de nouvelles et  » bonnes pratiques  » ?
Chère lectrice, cher lecteur, je lis tous les jours des  » cartes blanches « , des  » opinions « , des  » tribunes  » savantes et intéressantes. Je regarde aussi (presque) tous les soirs les JT de la Une et de FR2. Un rituel moins stimulant ! Je t’écris début mai depuis mon petit village, un environnement privilégié : jardin, terrasse ensoleillée. Je t’écris aussi avec un proche en soins intensifs depuis quatre semaines.  » Allez Louis, on est avec toi !  »
Quelle info ?
Je suis frappé par la répétition des éditions  » spéciales  » qui, à force d’être quotidiennes, n’ont plus rien de spécial. Le même scénario tous les jours. Les chiffres de la pandémie. Les avis des experts. Des images émouvantes, inquiétantes, rassurantes parfois quand on aperçoit une personne de 96 ans sortir de l’hôpital. Des soignantes, des deuils qu’on ne peut partager, des maisons de repos envahies par le virus. La saga des masques. Sans oublier la note finale : les concerts avec le voisinage.
J’écoute attentivement les gens autour de moi et je suis frappé par les réactions dominantes : l’impact de ce qui a été dit-vu au dernier JT (celui de RTL le plus souvent), la critique du monde politique (il y a de quoi ! mais il ne faudrait pas les mettre tous dans le même panier), la confiance accordée aux scientifiques-experts (presque tous des hommes !) largement liée à leur  » bonne bouille « . C’est une sorte de liturgie dans laquelle nous sommes enfermé·es. Dans ces moments-là, pas question de sortir du cadre. Pas le temps pour prendre du recul ? C’est un choix discutable.
Notez le poids des chiffres. Ah, les chiffres ! On leur fait dire ce qu’on veut aux chiffres. On adore les comparaisons avec la Flandre. Avec d’autres pays aussi. On voit Trump devant un tableau où la Belgique est le plus mauvais élève de la planète ! Quelques timides voix s’élèvent pour dire qu’il faut se méfier de ces chiffres. On ne calcule pas de la même façon ici et là. La carte de France nous révèle à quel point il faut pondérer ces chiffres : des zones rouges, mais aussi des zones rurales à peine touchées. Pourtant, quand les courbes quotidiennes sont en baisse en ce début mai, ça rassure. Même si on parle de plus en plus d’une seconde vague. Il faut entretenir le suspense.
Je note que tout ce  » bruit  » éclipse (presque) totalement des questions jugées, à juste titre, très graves jusque-là : le climat, les migrations, la famine, les déforestations… Tout ce bla-bla est insupportable quand on a un proche en soins intensifs.
 » La  » conférence de presse
Le sommet a été atteint le vendredi 24 avril. Vous vous souvenez ? Réuni à 14h, le Conseil National de sécurité devait annoncer l’agenda très attendu du déconfinement. Émissions  » spéciales  » dès 17h. Pronostics des journalistes et des experts. Les politiques allaient-ils suivre l’avis des scientifiques qui a fuité dans la presse ? Suspense ! Un vrai match. Qui va l’emporter ? Il faudra tenir l’antenne jusqu’à 22h. Le ton va passer du sérieux au badin (insupportable quand on a un proche qui…). Vers 20h30, les phares des voitures ministérielles s’allument. Ça c’est de l’info ! Vers 22h., les ministres-présidents s’installent autour de la Première. Mines graves. Au fil des minutes, on se demande à quoi on assiste. Un exposé  » grand public  » avec des tableaux illisibles ? Une conférence de presse ? Dès le lendemain, des ministres de premier plan contredisent la Première. La cacophonie !
Avec un peu de recul, je vois qui pèse le plus dans les décisions prises. Quels sont les lobbys qui donnent le  » la « . Pas les personnels des maisons de repos qui n’ont pas été consultés et à qui on annonce, lors de le conférence de presse précédente, de l’ouverture des portes de leurs institutions. Pas celles et ceux qui préconisaient le calendrier le plus prudent. Les premiers gagnants ? Les jardineries et les magasins de bricolage ! Tout un symbole. Un signal d’alarme.
Les solidarités
De multiples gestes de solidarité ont heureusement révélé le meilleur de notre société. Au niveau local surtout : faire les courses pour les voisin·es. Apporter des vivres aux membres du personnel soignant, dans les maisons de repos. Réaliser des masques pour la famille, l’entourage et bien au-delà. Gratuitement le plus souvent. Prendre régulièrement des nouvelles des personnes isolées.
Les fameux concerts à 20h. Chouette. Une bouffée d’oxygène ! Mais qu’en restera-t-il ? En termes de considération pour tous ces métiers  » de base « , pour tous ces  » invisibles  » sans lesquels la vie en société serait invivable ? Et en termes de rémunérations ? Vigilance.
La proximité ? Relocaliser qu’ils disent tous. Eh oui, les commerces alimentaires de proximité ont connu un certain succès. Mais cela ne peut masquer ou faire oublier que les grandes surfaces ont été dévalisées aux premiers jours du confinement. Comment maintenir et amplifier l’indispensable développement des circuits courts ? Parce qu’on ne peut oublier que, en même temps, Amazon and co ont dû engager des dizaines de milliers de personnes tant la demande en ligne explosait.
Et l’Europe ? La cacophonie et le chaos. Chacun pour soi. Oubliées des règles qui paraissaient immuables et justifiaient l’austérité. Mais les pays du Sud sont quand même renvoyés sans ménagements. Avec le risque de regonfler un Salvini et une extrême-droite italienne en perte de vitesse. Les eurocrates n’ont rien prévu, rien compris, rien appris. Qui dicte le tempo ? De mauvais augure.
Il n’est pas trop tard
Vous me lisez début juillet. Vous avez encore plus d’éléments pour percevoir si nous sommes sur la voie d’un retour à  » l’a-normal « . Certains prophètes de malheur avertissent :  » Après les crises, tout est possible, y compris le pire ! « . Vigilance, encore vigilance.
Il n’est pas trop tard pour veiller à ce que l’hommage rendu quotidiennement aux soignants soit suivi d’effets. Pour que l’investissement public dans le secteur des soins de santé soit revu à la hausse. Et pas un peu ! Vigilance et persévérance.
Il n’est pas trop tard pour accorder une plus grande considération, morale et matérielle, à tous les métiers qui ont fait que le confinement ne vire pas à l’écroulement : les aides à domicile, les éboueurs, les personnels de nettoyage, les caissières… En grande majorité des femmes. Et puis il y a toutes celles et tous ceux dont la situation s’est encore détériorée. Les pauvres. Quelles mesures prendre pour qu’ils/elles (plus nombreuses) ne paient pas la crise ? Énorme défi ! Vigilance et exigence.
Un désordre établi
Pour le meilleur ? Pour donner tort au TINA (1) de Margaret Tatcher, il faudra repartir de la base. Des principales victimes de la pandémie, après les défunts et leur entourage. C’est-à-dire les anciens et les nouveaux perdants du désordre établi. Il faudra dénoncer et refuser des investissements massifs dans des secteurs qui ont déjà profité de la crise de 2008 (multinationales, banques, compagnies aériennes, spéculateurs…). Il faudra repenser les finalités de l’école (nous y reviendrons en septembre). Il faudra évidemment revendiquer et exiger qu’un État régulateur soit renforcé et capable (mieux, décidé !) à investir dans les soins de santé, à contrôler l’industrie pharmaceutique, à instaurer une toute nouvelle fiscalité !
Nous aussi, donnons tort à Tatcher ! Il y a des alternatives. Elles se multiplient. Nous pouvons contribuer à leur succès en y investissant plutôt qu’en faisant confiance aux investissement soi-disant  » socialement responsables  » (2) des banques classiques. Les coopératives, l’économie sociale, les circuits courts, les monnaies locales… Les jeunes qui ne demandent qu’à construire un avenir plus équitable et plus respectueux de notre planète. Lueur d’espoir : Louis sort de son long coma !  » On va gagner, Louis !  »
Les conditions : vigilance, persévérance, patience (mais pas trop), exigence. Et confiance dans notre force collective.
Jacques Liesenborghs
(1) Abréviation pour  » There si no alternative « , qui signifie en anglais  » il n’y a pas d’alternative (au capitalisme) « .
(2) On parle des ISR, des investissements dit  » socialement responsables « . Démontage de cette qualification trompeuse dans le magazine  » Investigation  » de la RTBF du 29 avril.